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Longue vie à Claude Guéant !, par Matthieu Niango

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Claude Guéant ne doit pas en revenir. Lui qui n’a jamais été élu peut dire, au nom de la France, tout ce qu’il veut et même n’importe quoi. Seulement, à défaut de lui demander de lire la Princesse de Clèves, on est en droit de lui rappeler qu’il faut être un peu rigoureux quand on fait usage de concepts aussi chargés de sens et de conflits potentiels que celui de civilisation. Car que voulait-il dire au juste quand il affirmait, devant des étudiants de l’UNI, puis au micro de RTL, que "toutes les civilisations ne se valent pas", que "celles qui défendent l'humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient", que "celles qui défendent la liberté, l'égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique" ?

Identifiait-il le mot de civilisation à un ensemble de pratiques et de manières de penser transmises de génération en génération au sein d’un groupe humain qui s’y reconnait ? En somme, prenait-il "civilisation" pour un synonyme de "culture" ? Mais, s’il s’était agi, selon lui, de défendre la culture française, on comprendrait mal pourquoi il aurait, comme il l’a fait plus loin dans sa déclaration, opposé "notre" civilisation, à la France d’avant 1945 (moment du vote des femmes) ou 1981 (abolition de la peine de mort). La civilisation entendue comme culture ou comme n’importe quoi d’autre n’est pas un instantané, mais se constitue dans le temps.

Entendait-il alors par civilisation un ensemble culturel transnational, soutenu par une vision du monde tendant à l’unité ? Parlait-il en somme de la civilisation chrétienne ? Saint Paul pourtant n’est pas un féministe, qui déclare, dans son
Epître aux Ephésiens : "Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur ; en effet, le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l'Église, qui est son corps, et dont il est le Sauveur. Or, de même que l'Église est soumise à Christ, les femmes aussi doivent l'être à leurs maris en toutes choses". Et en lisant par exemple Saint-Augustin, on ne voit pas que la civilisation chrétienne ait toujours été portée à la tolérance. Le Père de l’Eglise estime la liberté de culte incompatible avec la Bible. On y lit en effet, dans une parabole de l’Evangile de Luc, placés dans la bouche d’un Maître à qui son serviteur demande ce qu’il doit faire si les invités qu’il l’envoie chercher refusent de venir chez lui, ces mots qui sonnent pour Augustin comme une sentence de mort à l’endroit de tous les incroyants : "Tu les forceras à entrer".

C’est que le mot de "civilisation" recouvre un troisième sens encore, qui relègue la comparaison entre Musulmans, Chrétiens, Chinois ou Hottentots, au rang de funeste niaiserie. "Notre civilisation", comme le dit pompeusement Guéant, en tant que mise en commun de ce que les cultures ont de meilleur, en tant que point de convergence du
nec plus ultra de toutes les traditions en lesquelles elle se reconnait, est aussi juive que chrétienne, ou musulmane, ou athée. Il suffit d’aller à Cordoue pour prendre la mesure de ce que l’Europe doit aux Arabes. Et il faut, de toute urgence, inviter à faire un tour au Panthéon ceux qui tiennent Jeanne d’Arc pour l’unique symbole de la France immortelle−Jeanne, une pucelle brûlée à 19 ans dont la vénération a sans doute de quoi fasciner plus d’un psychanalyste.

Alors contre qui "défendre" cette civilisation occidentale qui se distingue par son aptitude à tirer le meilleur des mondes avec lesquels elle entre en contact prolongé ? Existe-t-il des civilisations qui, par essence, prônent l’inégalité entre homme et femme ou bien la haine de l’homme par l’homme ? Ou ces dérives sont-elles générées par ceux qui cherchent à définir tous les autres à l’aune de leur petit point de vue, et accèdent soudain à ce pouvoir qui en fait des dangers publics ? Auquel cas le Ministre aurait raison. Mais, en disant "qu’il faut défendre notre civilisation", c’est contre lui-même qu’il nous mettrait alors en garde.

Danger assurément, et d’autant plus aigu que Guéant pense ce qu’il dit autant qu’il dit ce qu’il pense. On le sait tous au fond : en utilisant sans rigueur et sans autre précision le concept de "civilisation", il s’en prend à tous ceux qui ne sont pas comme lui, ou ne se plient pas facilement à ce qu’il a prévu pour eux. France des petits villages et des vertes collines ; France de parcs aux têtes blondes et joufflues, jouant sous les regards nonchalants de nurses africaines aux fesses bien rebondies ; France de Barrès, où l’on se salue en sortant de la messe ; France du vin et du saucisson, où les immigrés sont tolérés, voire aimés comme des frères, mais pas comme des beaux-frères quand même. Rêve de Guéant. Nulle stratégie ici. Accordons-lui de croire vraiment que tout ça serait mieux pour tout le monde.

Or, à l’écoute de ses idées (mais il se fait ici le porte-parole d’une partie de sa majorité), le geste de la quasi-totalité des commentateurs consiste à pointer sa soi-disant hypocrisie, sa prétendue volonté de rafler des voix au FN, ou encore ce qu’ils tiennent pour une stratégie dangereuse. Depuis le coup des
Français qui sont plus chez eux jusqu’à celui des immigrés responsables des problèmes de l’école, en passant par celui de la croisade de Sarkozy chez les méchants Libyens, on accueille tous les propos de Claude Guéant avec une stupéfaction qui finit par lasser.

Comme si l’intolérance ne pouvait être frappée au sceaux de l’authenticité. Comme si la gauche et la droite républicaine se devaient de qualifier d’"hypocrite" tout ce qui sort de leurs sentiers battus. Comme si, en somme, on redécouvrait chaque jour qu’il y a des hommes qui, sérieusement, n’aiment guère leurs semblables, et peuvent entraîner les autres, non dans un filet tendu par une stratégie électorale, mais sur le chemin de leur conviction.

C’est une mauvaise nouvelle : la civilisation conçoit et nourrit en son sein des ennemis tels que Claude Guéant. Etre l’occasion de ce rappel à la vigilance justifie quand même qu’on adresse au Ministre de l’Intérieur un signe d’affection. Alors longue vie à Claude Guéant ! Qu’il se réjouisse aussi. La victoire de la Gauche aux élections de mai, en le déchargeant du poids des affaires publiques, lui donnera tout le temps d’aller exposer sa pensée à ceux qui l’apprécieront le mieux : les copains du bistro.


Matthieu Niango


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