Changer la gauche

Sidebar
Menu

La rigueur peut-elle être de gauche ?, par Pierre Haroche



La politique n’est pas qu’un jeu d’échec où la victoire reviendrait au candidat ayant réussi à aligner les meilleurs "coups". C’est aussi un jeu biaisé où l’actualité et les contraintes économiques peuvent favoriser structurellement un camp plus qu’un autre. On se souvient que la réforme des 35 heures, visant à partager le travail en période de fort chômage, a pu paraître décalée lors de sa montée en charge à une époque de fortes créations d’emplois et qu’inversement, la défiscalisation des heures supplémentaires par Sarkozy est intervenue à contretemps, en pleine hausse du chômage. On pourrait en dire autant du bouclier fiscal qui s’est avéré indéfendable en contexte de crise budgétaire et de montée des impôts. Pour être crédible, il ne suffit donc pas de dérouler son programme naturel. Il faut aussi être soutenu par les réalités.

Dans la campagne actuelle, la partition de la droite semble toute écrite : il faut assainir les finances et donc maintenir le cap d’une politique de rigueur ; la gauche dépensière ne ferait qu’aggraver la crise et affoler les marchés. D’un autre côté, le discours de la gauche de la gauche tend à confirmer objectivement cette dernière thèse : une vraie politique sociale ne peut que rejeter radicalement la rigueur par refus de s’inféoder aux marchés. Schématisé ainsi, le débat ne laisse aucune marge à la gauche de gouvernement. D’un côté avaler la pilule de l’austérité ; de l’autre s’en remettre à la planche à billets.

Mais au fait, faire des économies, est-ce fatalement de droite ? En un sens, c’est indéniable. En réduisant les dépenses, on tend à réduire le service public, à privatiser davantage la société et donc à aggraver les inégalités. Mais pour être cohérent, ce constat doit être poussé jusqu’au bout. Si l’Etat ne fait que transformer des dépenses publiques en dépenses privées, fait-on réellement des économies ? La santé démontre clairement le contraire. Alors que les Français consacrent 11% de leur PIB en dépenses de santé, les Américains, avec un système d’assurances essentiellement privées, y consacrent 16% de leur PIB. Pourtant, les Français disposent d’une couverture universelle de bonne qualité alors que 52 millions d’Américains se sont retrouvés sans assurance en 2010. Autrement dit, un euro de dépense publique peut être plus efficace qu’un euro de dépense privée. Et la vraie rigueur n’est pas forcément là où on l’attend. Il vaut parfois mieux augmenter les impôts pour maintenir le service public plutôt que se tourner vers des entreprises prestataires de services privés qui reviendraient plus cher. Prenons un autre exemple, l’éducation. Quand l’Etat réduit les moyens de l’école publique, il pousse aussi des familles à se tourner vers les établissements privés ou les officines de soutien scolaire. Le résultat de cette privatisation silencieuse risque d’être, comme pour la santé, un système plus cher et moins efficace car plus inégalitaire. A moyen terme, les coupes dans les dépenses de l’Etat ne sont donc pas forcément synonymes de gestion rigoureuse, bien au contraire.

En 2007, Sarkozy a lancé la "révision générale des politiques publiques" dont la mesure phare a été le non-remplacement d’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux. Pourtant, l’objectif selon lequel chaque euro dépensé doit l’être de la façon la plus efficace possible ne doit pas être dédaigné. La rigueur peut être de gauche, à condition de ne pas être envisagée seulement au niveau de l’Etat, mais à l’échelle de la société toute entière, pour en finir avec les fausses économies qui finissent par alourdir les factures des Français. Les dépenses publiques doivent être évaluées non dans l’absolu, mais en comparaison avec les solutions privées qui rempliraient le vide du désengagement. Car plus un problème est soumis à l’interdépendance des citoyens entre eux et génère des externalités qu’ils ne peuvent maîtriser individuellement, plus il est crucial de lui apporter des solutions collectives, moins coûteuses grâce aux économies d’échelle et plus efficaces grâce à une couverture généralisée de la population. Par exemple, un rapport a montré que la réforme visant à faire payer les sans-papiers pour l’accès aux soins conduisait en réalité à augmenter les dépenses publiques, en incitant les malades à ne pas se faire soigner et donc en retardant la prise en charge et en augmentant les risques de dissémination des maladies. Ou comment le désengagement du public finit par lui coûter cher ! Une révision générale des politiques publiques de gauche devrait ainsi être capable d’ordonner clairement les priorités entre les missions où la dépense publique doit être sanctuarisée voire augmentée, même en période de crise, tout simplement parce qu’elle est plus rentable que la dépense privée et d’autre part les missions où cet avantage est moins décisif ou inexistant. Pour reprendre l’exemple de l’éducation, il devient absurde de ne pas allouer des moyens publics nettement plus importants à l’encadrement personnalisé des élèves, dans la mesure où de plus en plus de parents sont de toute façon prêts à dépenser des sommes importantes pour obtenir ce service du privé si le public n’y répond pas. Une solution passant par l’impôt et l’école publique serait certainement plus rationnelle et plus économique à l’échelle de la société que la solution commerciale qui se développe actuellement. Voilà qui donnerait d’ailleurs un sens nettement plus précis et ambitieux à la promesse de François Hollande de revenir sur les suppressions de postes dans l’Education nationale.

Ceux qui à gauche rejettent l’idée de rigueur budgétaire comme une politique nécessairement de droite sont en fait victimes d’une idée-reçue de droite. Les dépenses publiques seraient un pur coût. Il faudrait les défendre comme un luxe auquel on serait trop attaché pour y renoncer. Profitons de la crise pour nous rappeler cette réalité : le service public, ça sert à faire des économies.


Pierre Haroche

Derniers commentaires