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Les citoyens sont-ils bêtes ? par Pierre Haroche



Les citoyens sont-ils bêtes ? C’est en substance ce que semblent se demander la plupart des commentateurs et leaders politiques. A l’approche des élections européennes, le fait majeur demeure en effet le désintérêt et l’absence totale de débat sur les questions de fond. D’où le reproche adressé par les élites aux citoyens en forme de paradoxe : vous avez exprimé votre mécontentement à l’égard de l’Union européenne lors des référendums ; maintenant que vous avez le pouvoir de décider, pourquoi refusez-vous de le prendre ?


En réalité, ce paradoxe n’est qu’apparent car il présuppose qu’à l’occasion des élections européennes, les citoyens ont véritablement le pouvoir de décider de l’avenir de l’Union. Mais est-ce bien le cas ? Les citoyens qui votent aux élections nationales ont au moins deux pouvoirs essentiels : désigner un leader et son équipe à la tête de l’exécutif d’une part ; donner un mandat à un programme législatif d’autre part. Ce sont ces deux enjeux qui structurent le débat électoral et créent un lien de responsabilité entre représentants et représentés. Or au niveau européen, les citoyens ne retrouvent aucun de ces deux pouvoirs.

Si l’histoire politique nous enseigne un fait, c’est bien que les élites ne partagent le pouvoir avec le peuple que lorsqu’elles sont forcées de le faire. Certes, les gouvernements qui siègent au Conseil et les députés qui siègent au Parlement sont tous issus du suffrage universel. Cependant, cela ne suffit pas à créer un véritable pouvoir démocratique tant que le jeu européen demeure structuré par la négociation et la recherche du compromis, et non par la compétition et la recherche de soutiens dans l’opinion en vue d’un arbitrage électoral. Le citoyen aura beau voter, si ceux qu’il élit finissent par converger avec leurs adversaires et à passer des accords de circonstance, son vote ne tranchera rien. Ainsi aujourd’hui, le choix du Président de la Commission et de son programme ne se joue absolument pas dans les élections mais après, dans les tractations entre dirigeants. Pour les électeurs, l’exécutif européen est donc hors de portée, impossible à sanctionner. Dans ces conditions, il est difficile de reprocher au citoyen d’envisager les élections européennes comme un scrutin de deuxième ordre, portant essentiellement sur le bilan des gouvernements nationaux en place. Il ne fait, en cela, que se concentrer sur les seuls enjeux qui sont à portée de son vote, ce qui est parfaitement rationnel.

Dans le fond, les élites politiques européennes pourraient se satisfaire de cette situation. Un citoyen faible, c’est autant de liberté et de marge de manœuvre en plus pour son représentant. Oui mais voilà, les citoyens se sont aujourd’hui emparés de la seule arme dont ils disposent : le droit de veto constitutionnel. Pour l’instant, cela reste un pouvoir négatif, celui de bloquer les réformes. Mais la situation de crise de légitimité devrait de plus en plus inciter les élites à la concession.

On peut reconnaître aux socialistes européens le mérite d’avoir partiellement reconnu ce problème. Considérant qu’après l’échec de trois référendums il était temps de donner plus de pouvoir aux citoyens, ils ont effet lancé leur campagne sous le signe de la compétition gauche-droite avec l’engagement, en cas de victoire, d’appliquer un programme commun ancré à gauche, le
Manifesto. Le problème, c’est qu’aucun parti, pas même le parti socialiste européen, n’a présenté de candidat à la présidence de la Commission, réservant la décision aux négociations postélectorales. Or, dans le système politique européen, l’initiative vient essentiellement de la Commission. Un engagement programmatique ne peut donc avoir de sens que s’il engage personnellement les commissaires. De plus, dans un système démocratique, c’est l’affrontement public pour la conquête de l’exécutif qui constitue le véritable moteur de la compétition politique. C’est cet affrontement qui présente aux citoyens une offre structurée, lisible, une offre incarnée par des leaders dont les uns composeront un gouvernement et les autres proposeront une alternative en entretenant le débat public. Bref, une offre où l’arbitrage est possible.

Plutôt que d’accuser les citoyens de ne pas porter suffisamment d’intérêt à la politique européenne ou de ne pas voter sur les « bons » enjeux, ce qui revient à les rendre responsables d’une impuissance en fait entretenue par les élites politiques, il est possible aujourd’hui d’envisager une solution simple et concrète qui serait à même de conférer au vote des citoyens une valeur décisive et immédiate. Au lieu d’attendre que les dirigeants politiques européens se prêtent spontanément à une compétition publique pour le contrôle de la Commission, ce qui reste improbable tant la facilité du compromis négocié entre-soi est attractive, pourquoi ne pas faire élire le président de la Commission au suffrage universel direct ? La compétition partisane au niveau européen deviendrait alors incontournable et finirait certainement par irriguer, à travers le programme du Président élu, les délibérations du Conseil et du Parlement. Surtout, le citoyen n’aurait plus seulement le pouvoir négatif de bloquer, mais aussi celui, positif, de sélectionner un leader et un agenda politique précis. Cette proposition représenterait ainsi une vraie solution réaliste et progressiste à la crise actuelle des institutions européennes.

En général, les citoyens ne sont pas bêtes. Ils ont juste un défaut : ils veulent du pouvoir.



Pierre Haroche


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