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Justice pénale: assumons le clivage !, par Mathias Chichportich et Julien Jeanneney

Tribune publiée dans le Nouvel Observateur daté du 4 février.


C'est l'un des grands débats que connaît l'institution judiciaire, c'est un véritable défi pour la gauche. Certains estiment que les clivages politiques perdent de leur vigueur. Consolons-nous. Autour du projet de loi préparé par la garde des Sceaux, qui dit vouloir "réécrire le Code de Procédure pénale", ce sont deux visions de la société qui s'affrontent.

En matière judiciaire, la gauche est dépositaire d'une tradition ancienne, constituée au fil de longs combats. C'est celle des révolutionnaires de 1789 qui, imprégnés de la pensée de Beccaria, ne conçoivent plus la sanction pénale comme l'expression d'un pouvoir souverain arbitraire, mais comme celle de la collectivité rassemblée autour d'un pacte social. C'est celle de Victor Hugo, lorsqu'il oppose aux lois de la Seconde République, devenue conservatrice, le caractère intrinsèquement juste du droit, idéal qu'il faut sans cesse chercher à atteindre. Mais c'est également celle de Jaurès ou de Clemenceau, pour qui la défense de la nation ne vaut pas le sacrifice d'un Dreyfus innocent, l'idée universelle de justice surpassant toutes les raisons d'Etat.

Sans doute les différentes familles politiques de la droite ont-elles aujourd'hui rallié une partie de cet héritage. Il n'empêche. Jusqu'alors, la droite classique se concentrait sur l'aspect punitif de la justice pénale, privilégiant la répression aux dépens de la réinsertion, la recherche de la responsabilité individuelle aux dépens de la lutte contre les causes sociales de la délinquance. Flattant son électorat, elle pénalisait de plus en plus de comportements, mais ne touchait pas aux principes essentiels de la procédure.

Depuis 2007, son projet a pris une dimension tout autre. En s'armant d'un discours qui instrumentalise l'émotion, certes légitime, suscitée par le sort des victimes, la droite nous conduit vers une privatisation insidieuse de la justice pénale. A la répression d'un comportement incriminé au nom de valeurs protégées par la société, elle substitue progressivement la réparation de la souffrance des seuls individus.

En amont, s'éloignant de l'idée de loi conçue comme une expression de la volonté générale au service de l'intérêt commun, elle privilégie une logique de marchandage. L'extension programmée, en matière criminelle, du "plaider-coupable" d'inspiration anglo-saxonne, en est la marque. La recherche de la vérité est sacrifiée au profit d'une négociation entre la défense et le juge.

Au stade du jugement, l'actuelle majorité attribue à la victime un rôle démesuré dans le procès pénal. Un exemple : depuis février 2008, il est possible de faire comparaître des aliénés mentaux devant un tribunal, bien qu'ils ne puissent pas être sanctionnés pénalement. Le procès n'est alors plus rien d'autre qu'une mise en scène sans effet, entièrement tournée vers la douleur de la victime.

La loi sur la rétention de sûreté marque sans doute la rupture la plus manifeste avec les fondements de notre système judiciaire. Un individu peut désormais être maintenu en milieu fermé après avoir accompli l'intégralité de sa peine. On n'emprisonne plus l'auteur de l'infraction pour les actes qu'il a commis, mais pour ceux qu'il pourrait commettre ; on passe de la sanction d'un comportement à l'affirmation de la dangerosité potentielle d'un individu ; on évolue d'une logique de responsabilité à une logique de sûreté.


Touche finale : le gouvernement prend le risque d'ébranler le principe de l'"égalité des armes". La suppression annoncée du juge d'instruction créera un déséquilibre nouveau entre les moyens dont dispose le parquet pour instruire un dossier et ceux fournis au suspect pour élaborer sa défense. La réforme accentuera encore le fossé entre celui qui pourra faire appel, à grands frais, à un ténor du barreau, et celui qui devra se contenter d'un avocat commis d'office.

Face à une majorité dont la rhétorique est efficace, le risque est double pour la gauche. Prendre position, mais se laisser enfermer dans la caricature qui l'installerait systématiquement du côté des délinquants, pendant que la droite, seule, se soucierait des victimes. Ou bien se taire et abandonner lâchement le terrain, par peur de subir, dans les urnes, les conséquences de ses convictions. Le procès pénal est, avant tout, le lieu de la conservation du pacte social, il est tourné vers la manifestation de la vérité, et garantit une égalité entre les parties. Assumons le clivage, même s'il faut aller à contre-courant de l'opinion.

Lorsque François Mitterrand annonce, en pleine campagne présidentielle, sa volonté de supprimer la peine de mort, il affirme :
"Je n'ai pas besoin de lire les sondages. [...] Je dis ce que je pense, ce à quoi j'adhère, ce à quoi se rattachent mes adhésions spirituelles, mon souci de la civilisation." Dont acte !


Mathias Chichportich et Julien Jeanneney


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