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Qu'est-ce qu'un élu ?, par Matthieu Niango



La réforme des retraites a passé la tête. Le corps suivra bientôt. Impossible d’en douter : Nicolas Sarkozy le pense fort mais ne peut plus le dire, que "ce n’est pas la rue qui gouverne". Ce ne sont pas non plus ses ministres et les députés, majoritairement opposés au bouclier fiscal, mais lui tout seul, le premier des élus de la France, qui dirige. De la France ou des Français ? Ce n’est pas la même chose. Et n’est pas élu des Français celui en qui plus personne ne voit l’harmonisateur de l’intérêt général.

C’est qu’en effet le mot d’élu appelle deux interprétations bien différentes. L’une, qu’on pourrait dire "fonctionnaliste", fait de l’élu la simple voix des électeurs, l’incarnation des fins multiples et divergentes de ceux qui lui ont accordé l’honneur de dire et faire leur volonté. Il ne serait alors que le chargé d’affaires du peuple. Quelqu’un qui disposerait simplement de plus de temps et de largeur de vue pour embrasser les positions contradictoires et les faire tenir ensemble. Quelqu’un qui devrait toujours rendre compte de ce qu’il fait, et serait dans l’obligation de se soumettre ou de se démettre.

L’autre conception de l’élu avance masquée. Elle qui ne dit pas son nom, il faut pourtant l’appeler "légitimiste", qui fait du suffrage populaire la "vox dei", et dispose implicitement que l’élu a été choisi par une force supérieure dont nous n’aurons été que les intermédiaires. Ce député, ce conseiller ou ce ministre savent mieux que nous ce qu’il faut faire. Placé sous l’ombre de Capet et de la fiole de Reims, l’Elu ainsi conçu n’a de compte à rendre qu’à Dieu―ou, plus prosaïquement, aux nécessités imposées par la chose même : financement des retraites, dynamisme de l’économie nationale, qui exigeraient, là, le rallongement de la durée de travail, ici, les cadeaux faits à des Français si méritants qu’ils sont prêts à partir pour gagner quelques sous. Et taisez-vous si vous n’êtes pas d’accord.

C’est cette seconde conception de l’Elu qui s’est peu à peu répandue dans le corps malade de la démocratie représentative. Les Français, en accordant leurs suffrages, semblent toujours devoir renoncer à parler pour eux-mêmes afin de laisser d’autres parler à leur place. En particulier, au lieu de s’exprimer et d’agir au nom des Français, le Président agit et s’exprime au nom de ce qu’il estime être l’intérêt de la France, pays dont il serait l’intercesseur, seul initié aux secrets sibyllins qui règlent son Destin (et dont un séjour post-électoral sur un yacht lui aura sans doute délivré les délices cruels).

Mais il n’est pas le seul à concevoir l’élu comme au-dessus de la mêlée. Ainsi, dans une interview donnée à France Inter le 13 octobre dernier, un opposant aussi légitime à cet exercice solitaire du pouvoir que Dominique de Villepin (grand élu devant l’Eternel, mais devant lui seulement) n’hésitait pas à demander au président de "concéder" au Peuple un moratoire sur la deuxième partie de la réforme des retraites. Adressons nos suppliques au roi, qui les transmettra ensuite à Dieu, lequel, seul, nous gouverne.

La gauche n’a pas l’air de vouloir se pencher sérieusement sur la question démocratique. Le Premier socialiste porte pourtant le titre de Premier Secrétaire. Pourquoi avoir alors abandonné l’idéal de démocratie directe que le peuple de gauche devrait décidément placer à l’horizon de sa maturité ? Peuple d’enfants qui veut que l’on décide pour lui, et qui demande, naïvement, à ce qu’on aille voter comme on remplirait un devoir. Allez voter ! Libres à l’instant de mettre un bulletin dans l’urne, puis esclaves jusqu’à la prochaine fois. Autant vouloir aller gaiement se faire couper les cordes vocales.

Et pourtant… "Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’Etat, que m’importe ? On doit compter que l’Etat est perdu." (Rousseau). C’est qu’on a cessé de penser que l’élu travaille pour nous et non l’inverse. La gauche devrait dire franchement qu’il n’est qu’un serviteur des intérêts du peuple, un succédané de prise de parole et d’action directe ; que le bon slogan n’est pas, ou plutôt, ne devrait plus être, "tous pour un", mais "un pour tous" ; et que peut-être un jour il serait "tous pour tous".

Est-il interdit, en effet, d’imaginer la démultiplication des consultations populaires via l’outil informatique ? Le citoyen rendu enfin maître de ses finalités, et modelant depuis chez lui une Polis toute à son image.

Car ce n’est pas l’élection qui fait d’un peuple un peuple, pas plus que le fait d’aller voter, geste facile dont les champions de la niaiserie font le sommet de la citoyenneté. C’est le débat public qui assure la sublimation de la foule en peuple, qui en éclaire les choix, débat publique dont il serait souhaitable de s’assurer qu’il ait lieu en amont des décisions collectives. Démocratie directe ! Tendre rêve. Un rêve qu’il nous faut faire en grec. Mais revenons, je vous prie, au cauchemar des années Sarkozy.


Matthieu Niango

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